
Figures du CAUE – Béatrice Ailloud : Le patrimoine appelle la persévérance
16/04/2025 Architecture
Dans le cadre du 45ème anniversaire du CAUE, nous poursuivons nos entretiens avec des personnalités témoins de la vie de l’association. Ce mois-ci, c’est au tour de Béatrice Ailloud, cheffe du service du patrimoine culturel au Département de l’Isère.
Béatrice voisine avec le CAUE depuis une trentaine d’années : « J’ai connu le CAUE au milieu des années 1990 lorsqu’il était encore rue Lesdiguières à Grenoble. J’avais été recrutée par la Conservation du patrimoine de l’Isère (CPI), un service du Conseil général, pour travailler avec le Syndicat d’aménagement du Trièves sur une mission d’animation autour du patrimoine, avec notamment le projet de créer un musée. Très vite, j'ai vu passer des projets portant sur l’habitat, sur des aménagements de village, et j’ai assez rapidement rencontré le CAUE ».
La question des liens entre culture et développement des territoires était au cœur des premiers pas professionnels de Béatrice : « Je suis un pur produit du projet patrimonial ! J’arrivais sur ce poste avec l’objectif de faire du développement local à partir du patrimoine, ce qui est très en phase avec l’approche du CAUE. Nous avions ainsi proposé ensemble une journée de réflexion nommée ‘’Aménager et construire en milieu rural’’. Ma mission s’est très vite organisée autour de l’inventaire du patrimoine du territoire porté par la CPI. La constitution d’une connaissance du patrimoine était l’une des pierres apportées à cette réflexion sur la manière de bâtir et de réhabiliter. D’ailleurs, dans l’ouvrage publié pour rendre compte de cet inventaire patrimonial, il y a un article rédigé par le directeur du CAUE ».
A la suite de cette expérience professionnelle, Béatrice continuera de croiser le CAUE : « Je suis restée dans le Trièves jusqu’en 1999, au moment de l’inauguration du musée du Trièves à Mens. J’ai ensuite travaillé pour l’Agence de développement de la Matheysine, sur le même type de mission, où, là encore, j'ai recroisé le CAUE, sur les sujets de reconversion du patrimoine minier notamment. Je suis ensuite devenue agente du Département en 2002 ».
Dans ses différentes missions, Béatrice a pu constater la spécificité iséroise d’un lien fort entre patrimoine local et développement territorial : « Il me semble important de rappeler le rôle du Musée Dauphinois, dont l’action a croisé directement celle du CAUE. Depuis sa fondation, le musée a mené un travail très important sur le patrimoine et la mémoire, en Isère, mais aussi ailleurs sur d’autres territoires alpins. Le musée a, de longue date, œuvré pour que le patrimoine soit conservé et valorisé in situ en lien avec une démarche de territoire appuyée sur les habitants. C’est de cette philosophie qu’est issue la Conservation du patrimoine de l’Isère, sa démarche d’inventaire du patrimoine, d’accompagnement de création de musées et d’action de valorisation du patrimoine des territoires.
Cette posture a ainsi pu rejoindre les valeurs fondatrices des CAUE. Béatrice détaille en quoi cette posture rejoignait les valeurs fondatrices des CAUE, rapprochant de manière naturelle le Musée Dauphinois de notre association : « Ces approches de connaissance du patrimoine étaient et sont encore assez ethnographiques : si on connaît l’histoire de l’église du coin, quel est son mode constructif, ses singularités, alors les habitants qui l’entourent, et qui sont pour certains arrivés récemment, pourront l’apprécier rien que sous cet aspect-là. Dans une sorte de cercle vertueux, l’attachement que cette connaissance fera naître incitera ces habitants à la préserver. Là encore, c’est assez proche de la posture du CAUE de valoriser le patrimoine comme levier de développement local, comme moyen de se situer dans un lieu singulier, dont en tant qu’habitant on peut être fier ».
Béatrice poursuit sur cette histoire singulière : « Au début des années 1990, le Musée Dauphinois alors municipal, est transféré au Conseil général et il va peu à peu se doter de toutes les compétences pour accompagner les collectivités dans leurs projets de préservation et de valorisation du patrimoine… Ce service est appelé la Conservation du patrimoine de l’Isère (CPI). Plusieurs projets de musées ont émergé comme cela : le Musée du Trièves, le Musée Matheysin, le Musée de la préhistoire à Vassieux-en-Vercors, le Musée archéologique de Hières-sur-Amby… En tout, plus d’une vingtaine de musées locaux sont nés de cet accompagnement technique et scientifique ».
Béatrice évoque le compagnonnage qui se nouera alors entre la CPI et le CAUE : « L’une des actions importantes a été l’organisation chaque année, à la veille des journées européennes du patrimoine, d’une journée de rencontre et d’échange invitant les amateurs et les décideurs autour d’un sujet à partager. La Maison de l’architecture et les associations patrimoniales y étaient également associées. Le CAUE, avec la FAPI (fédération des associations patrimoniales de l’Isère) et la CPI organisaient chaque année dès les années 1990 les ‘’Rencontres du patrimoine’’, devenues les ‘’Rendez-vous du patrimoine’’, questionnaient le patrimoine sous l’angle du projet. L’une des premières thématiques abordées était ‘’Que ferons-nous de nos églises’’, et c’était il y a trente ans et ce sujet est toujours d’actualité !
« En 2008, suite aux transferts de plusieurs compétences nationales, le Département, qui s’appelait encore Conseil général, réorganise ses services en créant localement des Maisons de territoires, où toutes les compétences départementales seront désormais présentes. De ce fait, la CPI disparaît, le Musée Dauphinois devient un service en lui-même, comme chacun des musées départementaux, et le Service du patrimoine culturel est créé pour continuer d’accompagner les porteurs de projets de restauration ou de valorisation du patrimoine.
Béatrice observe : « Nous avons la chance en Isère d’avoir une politique culturelle départementale très affirmée depuis de nombreuses années. Nous allons bientôt ouvrir le douzième musée départemental, à Vienne. C’est l’un des plus gros réseaux de musées en France à ce jour. Et puis il y a tout ce qui concerne la préservation du patrimoine in situ, et qui est assuré par mon service, avec un accompagnement technique et financier proposé aux propriétaires publics comme privés. C’est un investissement important, y compris par le nombre d’agents mobilisés. C’est à la fois une question de moyens, car nous avons les moyens de la faire en raison du dynamisme économique de notre territoire, mais aussi de choix politique ».
Béatrice détaille les actions de son service : « Les missions du service du patrimoine culturel (PAC) relèvent de trois pôles. Le premier est la connaissance, à travers la réalisation d’inventaires du patrimoine, qui ont évolué d’une démarche géographique vers une approche thématique. Nous assurons également un appui à nos collègues agents du Département sur la qualification de la valeur patrimoniale d’un élément questionné, comme un ouvrage d’art par exemple. Le second socle est la préservation du patrimoine, avec l’accompagnement et le soutien financier à des porteurs de projet, publics comme privés, à la restauration du patrimoine. Le label patrimoine en Isère rentre dans ce cadre. Et le troisième socle concerne des actions de valorisation, avec les expositions qui font suite à nos inventaires, la coordination de programmes nationaux comme les Journées du patrimoine, Musées en fête… ».
Lucide sur l’obstination à tenir concernant la préservation du patrimoine bâti, Béatrice raconte : « Je trouve qu’en matière de conservation du patrimoine bâti, l’approche qu’ont les élus n’a pas tellement changé en trente ans. J’ai l’impression que nous arrivons souvent trop tard. C’est un éternel recommencement de sensibiliser sur l’approche globale à avoir concernant l’intervention pour un bâtiment. Les élus passent, mais le patrimoine, lui, reste. Il y a très peu de conservation de la mémoire des actions menées par les élus précédents, ce qui est assez dommageable. Il m’est arrivée d’être sollicitée sur le devenir d’une petite église pour laquelle il y a vingt ans j’avais fait les mêmes préconisations. C’est pour ça que notre action est un éternel recommencement ».
A son poste, Béatrice constate : « Souvent, les élus municipaux pensent que leur commune ne possède pas de patrimoine à part l’église pour peu qu’elle ait été construite avant le XIXe siècle ! C’est ainsi que l’on détruit d’ailleurs encore énormément de choses, sans plus de précaution que cela. Dans le même temps, on a tendance à avoir une vision figée du patrimoine bâti. On peut questionner l’utilité de bâtir une salle polyvalente quand l’église du centre-village n’est pas occupée, et qu’on mobilise beaucoup de moyens pour préserver cette église vide, qui est d’une très bonne qualité constructive et qui a fait ses preuves en traversant les siècles. Mais ce sont des représentations à faire évoluer ».
Elle revient sur la question de la connaissance des actions passées : « Il y a un enjeu fort pour les élus qui lancent des interventions sur le bâti de laisser une trace écrite de ce qu’ils ont fait, destinée à leurs successeurs. Ce manque de mémoire et de continuité est le plus gros problème en matière d’entretien du bâti ancien. Il nous arrive souvent, comme au CAUE, de retrouver une commune avec laquelle nous avons travaillé plusieurs années auparavant, à qui nous devons expliquer aux élus ce que leurs prédécesseurs avaient entrepris ».
A la question de dire ce qui fait pour elle la singularité de notre association, Béatrice répond : « Le CAUE, c’est comme le Port-Salut, c’est marqué dessus ! D’abord, cette approche de conseil, en soi elle est singulière. Lorsqu’il accompagne une collectivité, le CAUE n’a d’ailleurs rien à perdre ni à gagner, il est là uniquement pour conseiller. Ensuite, le CAUE ne se positionne pas en tant que spécialiste d’un seul domaine. Dans mon service, on intervient auprès des communes essentiellement en tant qu’architectes spécialisés sur les questions de patrimoine. La valeur ajoutée du CAUE est dans sa transversalité : architecture, urbanisme, paysage et environnement. Un cas d’école typique : lorsque le CAUE est appelé pour engager l’accessibilité d’une mairie, et l’accompagnement montre finalement que ça va être techniquement compliqué ou un non-sens patrimonial, le CAUE aura le réflexe de dézoomer pour pointer l’existence de l’ancienne cure inoccupée, par exemple, laquelle pourrait très bien accueillir une mairie accessible ».
Le CAUE et le service du patrimoine culturel ont eu l’occasion de travailler ensemble ces dernières années sur différents projets portés par le Département, telle que l’actualisation de l’Atlas des paysages de l’Isère, ou les différentes saisons culturelles du projet Paysage-Paysages : « Paysage-Paysages a germé avant 2015 sur une initiative du collectif Laboratoire. Pour moi, il permettait de réponde à la volonté de mêler deux enjeux culturels : la question du patrimoine bâti ou paysager, qui relève du temps long, et celle de la création artistique, qui relève du temps court. L’idée était que l’art allait venir valoriser des lieux patrimoniaux, en permettant de croiser les publics. Le paysage est le premier patrimoine de l’Isère et il est également l’écrin du bâti patrimonial. Ce type d’initiative est intéressant parce que cela dépoussière le patrimoine, cela fait entrer les gens dans les lieux patrimoniaux dans lesquels ils ne seraient jamais rentrés. Cela valorise les qualités spatiales des lieux : voir un spectacle de danse dans la nef d’une église amène à considérer autrement le bâtiment, en dehors de l’aspect culturel et symbolique qu’il véhicule. Cela installe le patrimoine dans la vie d’aujourd’hui ».
Béatrice poursuit sur l’association du CAUE à cette démarche : « Nous avons proposé au CAUE de s'associer à Paysage-Paysages, parce que nous n’avions pas de paysagiste dans notre équipe. Nous intervenions sur des sujets de paysage sans avoir cette compétence en interne, et c’était problématique. Et les paysagistes les plus proches de nous, qu’on connaissait bien, étaient au CAUE. Nous n’aurions pas été crédibles sans la présence de ce point de vue professionnel à nos côtés, qui maîtrisait d’une certaine façon l’aspect technique, scientifique et historique du sujet. Surtout que le CAUE avait déjà l’expérience de faire intervenir des artistes en médiation ».
A la question de livrer un paysage isérois qui lui est cher, Béatrice répond du tac au tac : « Alors mon paysage à moi, c’est la Matheysine, sans hésiter ! Je trouve que c’est un endroit extraordinaire. Quand on y arrive depuis Grenoble, et qu’on longe les lacs de Laffrey, il y a la montagne du Grand Serre d’un côté, le Sénépy de l’autre et en face le grand paysage de l’Obiou qui s’ouvre à soi. Et le plus extraordinaire encore, c’est après avoir passé La Mure, quand on arrive sur le plateau de Pellafol, là il y a encore l’Obiou en ligne de mire. Pour moi, c’est saisissant ! Il y a une ambiance particulière, une épaisseur liée à la fois au paysage, mais aussi à l’histoire, notamment industrielle, qui rend la Matheysine unique ».
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